Paul Sédir
- Théophile Briant, extraits du Goëland -
Le 3 février 1926, Paul Sédir mourrait à Paris, à l’âge de 55 ans. La disparition de cet homme admirable, au cœur évangélique, passa presque inaperçue dans la Grande Presse d’Information, plus préoccupée de tresser des couronnes aux charlatans et aux histrions, qui amusent le tapis, pendant que se préparent les catastrophes internationales. A part quelques élus, que cet apôtre des derniers temps avait appelés à la Lumière, la plupart des jacasseurs d’après guerres ignoraient qu’une des voix les plus émouvantes du siècle cessait de se faire entendre. Une voix de précurseur , une vois d’annonciateur clamant dans le désert des foules. Une voix qui s’était consacré depuis des années à la diffusion de l’Evangile, et qui nous mettait en garde, au seuil de l’abîme, contre les prostitutions multipliées de la Parole. « La dette de notre temps, répétait Sédir, comme un avertissement, sera lourde où tant de prose malsaine s’imprime, où tant de paroles néfastes et vides sont lancées du haut des tribunes et des planches ». Et lui-même, saisi par la crainte de trop divulguer aux indignes, s’éloignait de la foire aux idées, des fanfares publicitaires, des courants fomentés par les snobismes, des clans intellectuels, où le savoir déifié s’enivre de domination et rêvait, comme son compatriote Villiers de l’Isle-Adam qu’il admirait, d’aborder à ces plages du silence, « où flottent le soir les senteurs salées des vagues emplies d’étoiles », et qui s’étendent sous le ciel de Bretagne, « magnifiques et solitaires ». « Le silence, écrivait-il en 1923, n’est pas que le non-parler ; il est un acte positif, une force affirmative, il est un génie, il est un dieu, il est un royaume occulte, et il progresse, comme toute créature, entre deux conseillers, un ange de Lumière et un ange de Ténèbres.
« Tout parle dans l’Univers, mais aussi tout écoute ; communément on cherche à savoir ce que les créatures disent, mais les sages s’inquiètent plutôt de connaître ce qu’elles taisent... »
« Si le monde des sons contient la nourriture intellectuelle de notre esprit, le monde du silence est celui du mystère, le lieu des réserves idéales, le royaume originel du Vrai, du Beau et du Bien. Les portes en sont étroites et on ne le trouve qu’après avoir longtemps erré dans les broussailles de la parole. Il faut avoir expérimenté la justesse du proverbe persan : le mot que tu retiens est ton esclave ; celui qui t’échappe est ton maître. Qui peut prévoir les conséquences d’une parole ? … La parole est entre deux silences comme le temps entre deux éternités, comme l’espace entre deux infinis. Parler, c’est semer ; mais dans le silence se célèbrent les mystères ; les dieux labourent les âmes ».
(…)
Nous vivons à une époque de fièvre où les phalènes que sont les hommes recherchent l’étonnant et l’extraordinaire, ce qui frappe et ce qui brille, avec la hâte d’y consumer leurs ailes. Sédir au contraire a toujours mis en garde contre le désir de l’extraordinaire, qui comme disait Maeterlinck, est souvent la maladie des âmes ordinaires. Sans cesse il a recommandé l’accomplissement du devoir quotidien, comme le prélude essentiel au renouvellement de ce vieux monde pourri, renouvellement auquel nous aspirons tous. Et il aimait à citer le distique de Verlaine :
La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour
Il est rare que nous vivions intensément le moment qui passe. Nous sommes ancrés dans le passé, ou avides d’un futur brumeux qui doit combler nos plus chères espérances. Sédir nous ramenait au présent, à la nécessité fondamentale de porter toute notre attention sur l’instant qui nous est donné et qui va sombrer dans l’abîme. Et il disait : « Notre vœu se concentre sur la minute présente où brille, selon la parole du Christ, le feu éblouissant de l’Eternité ».
Depuis sa conversion, Sédir ne cessait jamais de militer et d’agir. Il croyait à l’acte, comme au geste souverain de l’apôtre. « L’exemple, disait-il, influe autrement que le livre ou la parole ; il atteint les cœurs par les avenues de la vie réelle, et non plus par l’intelligence. Les enseignements qu’il donne sont clairs ; on ne peut s’y tromper ; ils ne peuvent pas subir, comme le discours et l’écriture, les déformations des commentateurs. L’acte, c’est de la vie ; la vie, c’est de l’énergie ; l’acte le meilleur est celui où l’énergie est la plus intense et la plus pure ».
(...)
Le fait pour Sédir d’avoir longtemps vécu dans le climat des sciences ésotériques donne à beaucoup de ces pages [ses ouvrages], malgré leur effacement volontaire, un accent, une couleur qu’on n’a pas l’habitude de rencontrer chez la plupart des commentateurs de l’Evangile. (…) Nul mieux que lui n’a parlé des faux dieux, du milieu fluidique des sanctuaires, du « monde des clichés » qui nous gouvernent et qui forment la trame de nos existences, de nos relations sensibles avec chaque parcelle de l’univers.
(...)
O toi, lecteur ou poète qui m’écoute, as-tu parfois songé à cette chaîne magnétique qui te relie à tel minéral, tel végétal, tel animal, dont le destin est d’épanouir ta vie physique et de donner l’essor à ta pensée ? Tel poisson fut séché pour toi, et tambourina pour toi, asphyxié dans le seau du marin ; tel grain de blé germa pour toi ; telle goutte de pluie tomba pour étancher ta soif.
Mais une certaine littérature, une certaine métaphysique, le culte du bizarre, le goût de l’artificiel et de l’insolite ont compliqué trop de cervelles, qui ne perçoivent plus de la Vie que « son reflet mental » et lâchent la proie pour l’ombre sans plus rien discerner des sources ni des lois profondes de la condition humaine.
C’est pourquoi dans les temps de ténèbres que nous vivons, une œuvre comme celle de Sédir, placée sous le signe de la simplicité et de la charité, ne peut que nous apporter la lumière et la paix. Le flambeau qu’il reçut d’une main mystérieuse, il le tend vers nous. A nous de le saisir, si nous en sommes dignes !
Et souvenons-nous en terminant de la leçon que nous donne le grand mystique breton, avec l’histoire de cette sublime rencontre qui partagea sa vie en deux versants et décida de sa destinée apostolique.
Même au cœur de la plus noire douleur, il ne faut jamais désespérer. La promesse du Sauveur est formelle. Jusqu’à la fin du Monde, Dieu est toujours parmi nous. Mais il ne faut le chercher ni sur les planches, ni dans les palais, ni dans les endroits où retentissent les trompettes de la renommée. Il est comme l’Inconnu de Sédir, noyé dans la foule anonyme. Il se dérobe « aux curiosités des pervers ».
Aimons nos frères comme nous-mêmes, et nous le trouverons. Il travaille peut-être à nos côtés, dans un de ces phalanstères, concasseurs de personnalités humaines. Peut-être est-ce cet homme au portillon du métro qui laisse quelqu’un le bousculer pour lui prendre sa place ? Peut-être ce vagabond, qui se penche au parapet de la Seine ou qui chemine le long des écluses ? …
C’est un pauvre sans doute, car il ne saurait conserver de fortune que celle que lui dispense chaque jour l’Archange invisible qui chemine à ses côtés. Il est parmi nous. Il nous guette et il nous attend. Il promène, comme Tarcisius, l’Eucharistie de son cœur à travers les hommes, et il est le dépositaire des langues de feu. Sous ses habits neutres, il cache la splendeur du Thabor et peut-être le salut du Monde.
Sur un mystique breton contemporain