les amitiés spirituelles

La vie invisible d’un peuple par Sédir

« Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu »



Les peuples sont actuellement soumis à un régime antisocial. L'état de siège est permanent ; la diplomatie est une embuscade perpétuelle ; le budget de la guerre vampirise la richesse nationale et hypnotise les initiatives économiques et intellectuelles ; l'égoïsme athée des gouvernants sème sans cesse la discorde ; la conscience collective s'interloque, ne discerne plus les causes réelles de ses angoisses ; les partis s'exaspèrent, et des crises partielles se déclarent continuellement jusqu'à ce qu'un orage éclate, renverse le régime et le remplace par un autre qui ne sera jamais qu'une nouvelle forme d'anarchie.


Il en sera ainsi tant que l'Europe ne reconnaîtra que le droit du plus fort, tant que les gouvernements ne verront dans la religion qu'une convenance politique, tant que les individus ne voudront pas subordonner leurs intérêts personnels à l'intérêt général. Une transformation va devenir inéluctable : elle aura lieu.


Les races sont comme des fauves : un instinct inné irréversible les pousse à s'entre dévorer. La guerre est un mal inévitable aussi bien que l'intervention du bistouri dans certains états pathologiques de l'individu.


Si le philosophe, le chercheur des causes, regarde comment l'Église a élaboré son dogme, il ne peut pas ne pas voir les conciles tumultueux où des injures se croisaient, et les manœuvres de ruse ou de force des empereurs byzantins, imposant leurs tyrannies aux évêques. Pour que, malgré tout, ces malheureux dogmes contiennent la vérité, il a fallu une intervention singulièrement attentive de l'Esprit Saint. Que de disputes évitées, que de brasiers éteints, que d'existences conservées, si les successeurs des Apôtres, gardant la simplicité évangélique, avaient borné les canons à la reconnaissance de la divinité de Jésus, à la fixation du texte sacré des deux testaments, à l'établissement d'un culte mieux préservé contre les variations du goût public.


Ainsi la race blanche présente, en grand, le même spectacle qu'un homme déchiré entre sa conscience et ses passions. Il désire la richesse, mais aussi la gloire ; il voudrait servir Dieu, mais l'art ou la science le fascinent ; et son existence s'écoule dans des actes incomplets, aussi dépourvus d'unité que sa volonté elle-même, s'affaiblissant de plus en plus jusqu'à l'aboulie complète.


Avant que de nous enquérir des forces et des êtres qui vibrent dans l'atmosphère invisible d'un peuple, il sera bon de jeter un coup d'œil d'ensemble sur le corps visible de ce peuple ; car les mystères de l'être collectif comptent parmi ceux que la Providence a cachés avec le plus de soin. La connaissance d'un être, c'est, pour l'homme, le premier pas vers la domination de cet être. Figurez-vous les ravages, les révoltes, les ruines, les tueries qu'un ambitieux provoquerait pour satisfaire sa passion? Que de maux les conquérants n'ont-ils pas semés, tous aveugles qu'ils étaient ? Combien pire le sort des peuples si ces hommes assoiffés de puissance avaient pu mettre la main sur les ressorts secrets de la vie nationale.


C’est donc par pitié que la Providence nous enferme entre des barrières infranchissables, et si, ce soir, nous pouvons en arracher deux ou trois piquets, le coup d'œil que cette ouverture nous procurera nous ramènera peut-être à nos devoirs que notre impatiente curiosité était bien près de nous faire oublier.


Il faudrait, pour être complet, que nous passions en revue l'ensemble des lois naturelles de la société, c'est-à-dire la sociologie. Sans remonter jusqu'aux écrivains chinois, indous, égyptiens et persans ; sans analyser à nouveau les théories de Platon, d'Aristote et des Pères de l'Église ; sans feuilleter Morus, Machiavel, Bodin, Campanella, Grotius, Hobbes, Bossuet, Fénelon, Leibniz, Puttendorf, nous pourrions consacrer des mois à l'étude des sociologues du XVIIIème et du XIXème siècle. Rassurez-vous : je n'entreprendrai pas cette tâche. Ces philosophes, ces jurisconsultes, ces hommes d'État, n'ont étudié le problème que du dehors, avec leur raison, leur science ou leur sentimentalité. C'est l'intérieur des choses où se cache leur véritable et vivante essence.


Que contient l'interne d'une société humaine ?


Les naturalistes n'y aperçoivent que l'égoïsme, la matière d'où tout s'engendre ; et l'homme s'assemble selon eux pour lutter plus efficacement contre ces forces aveugles.


Les philosophes y voient le champ clos de certaines forces morales : le progrès, la vertu, la liberté.


L'état social tend vers cet idéal.


Les jurisconsultes, comme les appelle César Cantu, pensent que la logique, l'intérêt ou le besoin réunissent les hommes et leur font élaborer des règlements rigides.


Les esprits théocratiques enfin ne discernent dans les palpitations d'un peuple que la volonté divine s'exprimant soit par des prêtres, soit par un monarque absolu.


Or, ces quatre écoles ont raison ; et vous apercevrez déjà dans le corps collectif, la quadruple polarisation universelle dont nous avons vu l'autre jour quelques exemples d'ordres très différents. Il y a dans la société un principe de dissémination centrifuge, égoïste ; une aspiration sentimentale vers le bonheur ; une faculté d'organisation administrative ; une intuition du divin, une aspiration vers le supraterrestre.


L'esprit propre du peuple se manifeste par les deux tendances médianes ; l'esprit du Mal, le prince de ce monde, le tire vers le néant par la première propension ; l'esprit du Bien, le Seigneur de ce monde, tâche de l’élever par la dernière.


Cette conception mystique ne fut connue dans l'antiquité, qu'au fond de quelques sanctuaires peu accessibles ; quelques auteurs hébraïques ou hermétiques l'ont soupçonnée en Europe. Parmi les philosophes, Hegel fut le premier, je crois, qui vit dans la société une entité réelle qui est à l'individu ce que le moi est à la cellule. Toute société possède son individualité propre qu'elle réalise à travers les calamités, les guerres, les civilisations ; après quoi elle devient caduque et disparaît. Chacune des parties de l'être social possède aussi son individualité. Le gouvernement, la constitution, le droit, la culture esthétique, mentale, religieuse, sont de véritables organes de l'État, qui évoluent chacun dans sa ligne.


Ces idées originales, mais extrêmement remarquables, ressemblent beaucoup à la Palingénésie de Ballanche, leur contemporaine. L'admirable et trop oublié théosophe lyonnais ajoute au système allemand la conciliation de la Providence descendant à la rencontre des efforts du peuple, et la notion de progrès apporté par le Christ.


Pierre Leroux transforme cette notion évangélique de l'individualité de l'être collectif en la notion bouddhique de l'immersion individuelle dans l'entité Genre Humain. Bûchez ramène au catholicisme la théorie de Leroux.


Tels sont les endroits par où les sociologues se sont rapprochés le plus près de la vérité oc­culte des faits.


L'initiation évangélique nous enseigne que tout est un être. Le philosophe est en face de la société qu'il étudie comme une cellule physique en face du corps dont elle fait partie : ils ne peuvent apercevoir, l'un et l'autre, que leurs semblables du même plan. La cellule ne connaît pas l'esprit humain ; le philosophe ignore l'entité invisible sociale.


Elle existe pourtant d'une vie propre, intelligente, passionnée, libre, responsable ; elle est indépendante de son corps physique ; le génie de la France vivait avant que notre pays fut organisé ; il vivra encore bien après que le sol de notre patrie se sera abîmé sous les mers ou volatilisé dans l'espace. Les génies nationaux, à l'état complet, s'incarnent avec leurs corps par des fonctions analogues à celles qu'énumère la physiologie.


Le corps matériel c'est le sol avec ses richesses propres, mises en œuvre par l'agriculture et l'industrie et la population, la chair de la patrie.


Le corps passionnel est formé par l'ensemble des besoins, des intérêts, les cupidités, les ambitions de la foule ; c'est la fonction la plus difficile à régulariser. Le sang social, c'est l'argent.


Le corps rationnel, c'est l'ensemble des institutions gouvernementales, l'administration, la législation, l'armée, les travaux publics ; ici travaille le système nerveux moteur.


Le corps intellectuel du génie social, c'est l'ensemble des savants, des philosophes, des professeurs de toutes classes, extrayant la quintessence des productions du corps matériel de la nation, et travaillant surtout pour lui.


Le corps esthétique, ce sont les artistes : littérateurs, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, dont l'âme sensitive vibre avec tous les tressaillements du corps passionnel social, les suit, les excite ou les illumine et les harmonise.


Le corps spirituel, c'est tous les individus voués à l'étude de l'invisible, surtout les membres du clergé, tant séculiers que réguliers, et les membres des ordres religieux ; sa mission est de maintenir ouvertes les communications avec la Providence vivante, et d'en faire passer les secours jusqu'au sol même de la patrie, par l'intermédiaire des institutions gouvernementales avec les chefs desquelles il doit être en collaboration constante. La séparation de l'Église et de l'État est une mesure aussi néfaste à la nation que le serait dans l'individu le divorce entre l'intelligence et la piété vraie.


Au-dessus de ces six organismes, ou plutôt, au milieu d'eux réside le Génie même de la Patrie, qui les inspire et les commande, sans qu'ils en prennent conscience, qui lutte ou collabore avec les génies des autres patries. L'ensemble de tous ces êtres constitue les facultés du génie de la terre. Et la série de ces dieux continue de planètes en soleils, de soleils en nébuleuses, jusqu'aux limites de l'Univers, jusqu'à ce grand Homme Céleste, dont parlent tous les anciens sanctuaires, serviteur lui-même du Verbe cosmique.


Chaque génie national est sollicité vers le bas, le mal, la matière, par un délégué du prince de ce monde ; et attiré vers le haut, le bien, l'esprit, par un soldat du Seigneur de ce monde.


Mais les divisions politiques des états terrestres sont artificielles ; et cela complique ou obstrue la vie générale de la Terre. La famille, la horde, la tribu, la peuplade, la race, le genre humain, possèdent leurs génies propres, qui peuvent se révolter ou se soumettre aux génies plus nouveaux instigateurs des guerres ou des luttes économiques : de là viennent les dissensions intestines qui bouleversent les empires à leur début.


Chacun des six centres biologiques nommés plus haut se localise en se faisant construire des points d'attache par lesquels il prend contact avec le corps même de la nation, converse avec les cellules et leur déverse ses forces particulières.


Le centre matériel, c'est le foyer domestique où descendent les âmes et d'où elles s'élancent. Le centre passionnel, c'est le marché, la maison de ville, la bourse. Le centre rationnel, ce sont les ministères, les maisons d'administration publique. Les centres intellectuels, ce sont les universités, les laboratoires, les écoles. Les centres esthétiques, ce sont les musées, les salles de grandes auditions, les théâtres nationaux et lyriques. Les centres spirituels, ce sont les temples de toutes les confessions. Et enfin le lieu où parle l'âme de la nation, c'est le cœur de tout patriote sincère et dévoué.


Si la santé individuelle demande un équilibre de l'estomac, des poumons, du cœur et du cerveau, la santé sociale demande une harmonie analogue dans les rapports du peuple avec la bourgeoisie, les classes dirigeantes et les intellectuels. La suprématie de chacune de ces castes produit une forme particulière de gouvernement et une physiologie spéciale du pays tout entier.


Toute créature se sustente du milieu où le destin l'a placée. La société obéit à cette loi. Elle s'assimile en les modifiant ce que la nature lui offre, et son génie sublimise les produits de cette assimilation par son influx descendant à leur rencontre, en bien ou en mal, selon qu'il écoute l'ange ou le démon de la patrie.


Le peuple travaille les matières premières et les assimile en les transformant en capital, en inventions, en produits manufacturés. L'utilisation de ces richesses, que dirige l'atavisme, fomente les passions, les desideratas, les exigences populaires.


Le génie national s'empare de ces désirs et les fait transformer par les classes dirigeantes en projets. Ces projets deviennent, pour ainsi dire, le pouvoir exécutif. Ici se rangent tous les organes de la machine gouvernementale.


Le génie national ne se contente pas de la meilleure utilisation des forces naturelles, il veut aller de l'avant, et il inspire à ces cellules individuelles la notion, le désir du progrès. C'est là que se constituent les États Généraux. Leurs cahiers deviennent la matière première d'où s'extraient les lois. Et cet effort suprême de la masse populaire, qui n'a le temps que de produire, d'agir, appelle l'influence des guides spirituels du génie national. De la rencontre de ces deux courants naissent la science philosophique, l'art, la religion.


De la sorte le pays existe en propre, et il communique avec le reste du monde physique, avec l'humanité entière, avec les mondes supérieurs. Il est en ascension équilibrée. C'est son état normal.


Mais pas plus que l'homme ne jouit constamment d'une santé parfaite, pas plus le collectif ne demeure dans l'équilibre. C'est par la lutte que toute créature évolue. Sans esquisser ici la fresque immense de l'histoire universelle, il est facile de remarquer que si l'empire théocratique égyptien a duré cent dix siècles et celui des Brahmes soixante quatre siècles, les royaumes politiques de Ninive, de Babylone et de Rome n'ont résisté respectivement que quatorze, deux et quatre siècles. Si, en Europe, la puissance du Pape s'est étendue sur quinze siècles, tandis que les dominations de Charlemagne, de Mahomet, de Charles-Quint, de Napoléon, furent très passagères, on peut donc penser sans hardiesse, que plus le principe d'un gouvernement est universel, spirituel, plus son existence temporelle sera longue et son empire étendu. Ici encore, l'esprit domine la matière.


Le genre humain part de l’égoïsme individualiste, comme nous le voyons encore actuellement dans certaines peuplades barbares. Aiguillonnés par les souffrances de la lutte contre les forces des éléments et des règnes inférieurs, les hommes conçoivent la nécessité de se garantir réciproquement contre ces adversaires : c'est le règne de la justice. Peu à peu ils se voient obligés non seulement de ne pas se massacrer les uns les autres, mais à s'unir pour mieux se défendre : c'est la solidarité. Enfin ils comprennent les liens indissolubles qui font de l'humanité entière un tout dont le développement ne peut s'obtenir que par une solidarité parfaite où l'individu se donne à la collectivité, et où la collectivité s'offre à l'individu : c'est le dévouement que prêche l'Évangile.


Et le seul moyen de produire cette attitude morale, c'est la croyance générale à un principe spirituel, c'est la religion dans son aspect essentiel.


Cette progression a lieu successivement dans chaque type social, dans la famille d'abord, dans la tribu, dans le peuple, dans la race ; enfin, elle atteint son zénith dans la magnifique aurore de la fraternité universelle. Mais nous sommes encore bien loin de cet idéal, puisque nous voyons tous les jours les passions les plus égoïstes démembrer les familles, et les princes les plus avancés ne point concevoir encore la solidarité de la race dont ils gouvernent une partie.


En somme, la vie sociale obéit soit à une croyance religieuse, soit à l'entraînement fatidique des circonstances, soit à la compétition violente des intérêts personnels ; par conséquent, ce sera le sacerdoce, ou les classes moyennes ou le peuple qui disposeront du pouvoir, et la force gouvernementale sera une monarchie, religieuse, cléricale ou politique, - une démagogie tyrannique ou anarchique. Mais aucune de ces dix ou douze constitutions ne représente autre chose qu'un stade évolutif; la stabilité sociale exige un régime où la foi, la science, l'économie et la matière soient également représentées ; de même, je le répète, que la santé résulte de l'équilibre des systèmes nerveux, sanguin, digestif et musculaire.


À regarder sans théorie préconçue le fonctionnement des empires, on y découvre deux modalités bien différentes : la Nature groupe les hommes par famille ; mais le Génie de l'espèce les groupe aussi politiquement par la cité. La première association est spontanée, simple ; la seconde est volontaire, réglementée ; elles se combattent sans cesse toutes deux ; à Sparte, la seconde opprima la première : c'est la naissance du patriotisme ; dans les communautés chrétiennes primitives, c'est la première qui prédominait. Mais elles ne s'unifieront que dans un avenir encore bien nébuleux, après que les hommes auront réellement incarné l'idéal de la fraternité. C'est ainsi que les doctrines de certains réformateurs, comme Tolstoï, exactes au point de vue absolu, sont dangereuses et néfastes dans leur application contemporaine. La lumière qui éblouit et affole la taupe, exalte l'aigle et lui donne toute sa beauté.


La Nature pousse les hommes, par les obstacles qu'elle leur suscite et les dangers qu'elle leur oppose, à se réunir. La Providence, prenant pour truchement quelques individus qu'elle-même prépare à cet effet, offre à ce troupeau confus les moyens de s'organiser. C'est au génie de l'espèce, à la volonté collective de ce troupeau qu'il appartient d'accepter ce secours providentiel en écoutant l'homme extraordinaire qui dépasse le niveau général, ou de le refuser en continuant les luttes des égoïsmes particuliers.


Vous comprenez maintenant pourquoi l'idée religieuse se trouve toujours à l'aurore des so­ciétés ; et si vous vous souvenez en outre que les nations à la tête desquelles le sacerdoce joue le rôle d'inspirateur spirituel, ne participant à la conduite des affaires que par voix consultative, par le prix qu'il donne à ses conseils au moyen du respect qu'inspirent sa science et son idéalisme, si vous vous souvenez que ce sont de tels empires qui offrent les plus grands exemples de longévité, vous sentirez de suite que la conduite la meilleure du citoyen sera une réalisation aussi entière que possible des lois morales religieuses ; car, de la sorte, chaque individu évoquera irrésistiblement du haut des Cieux les harmonies divines de la concorde économique, de la fraternité pratique et de la synthèse scientifique.


Bien loin que la religion soit, comme le prétendent les philosophes rationalistes et naturalistes, le produit de la superstition engendré par la crainte ; bien loin que l'intellect, détruisant cette crédulité ignorante, parvienne à créer enfin la science positive d'Auguste Comte, de Littré, d'Herbert Spencer, cette science n'aboutit qu'à des fragmentations analytiques indéfinies, à l’autodestruction du progrès par son propre effort, au sombre pessimisme d'Hartmann selon lequel l'humanité passerait mécaniquement par les mêmes cycles inéluctables du Destin. Alors la guerre serait le seul moyen qu'auraient les nations de prolonger leur existence ; comment les peuples guerriers sont-ils donc ceux dont la vie est la plus courte ?


Manou, Fo-Hi, Thot, Ho Mânes, ont édifié des monuments législatifs que notre jeune sagesse admire sans les comprendre tout à fait. Leurs successeurs, rationalistes, ont mutilé ces monuments et les ont réduits à la morale : tels le bouddhisme, le confucianisme, l’Orphisme, le mazdéisme. Nous voyons dans la race blanche, un révélateur divin, le Christ. Son système est universel ; arrive une révolte du Génie humain, qui veut être libre, qui croit l'intelligence toute puissante : c'est le protestantisme. Et cet esprit de libre examen dégénère bientôt en athéisme, en matérialisme, jusqu'aux aberrations du nihilisme, et de l'auto déification nietzschéenne.


La religion seule fournit les moyens spirituels, intellectuels, politiques et économiques d'atteindre l'Unité principiante parce qu'elle seule, laisse voir la divinité allant à la rencontre des efforts évolutifs de l'humanité.


Le peuple désire évoluer ; il porte naturellement cette force en lui-même ; la Providence désire l'aider ; et pour cela elle inspire soit quelques restes d'une civilisation antérieure en voie de disparition, soit quelques individus pourvus par elle des facultés nécessaires (Adeptes, fils des Dieux, etc.). Ceux-ci élaborent une révélation ; ceux-là l'acceptent. Mais, peu à peu, les facultés intellectuelles se développant, prennent une haute estime d'elles-mêmes, et se mettent à examiner, puis à critiquer la révélation primitive. Les Sacerdotes, alors, par prudence, ne délivrent plus leurs trésors que contre certaines garanties. D'où les mystères, dans le spirituel ; les lois, la monarchie ou l'oligarchie dans l'ordre politique. Mais l'intelligence humaine, de plus en plus forte, de plus en plus ardente à s'enrichir, rejette les notions révélées qui lui sont incompréhensibles, et devient sceptique, naturaliste, positiviste, agnostique. Le sacerdoce alors disparaît. L'organon de la connaissance n'est plus qu'une analyse indéfinie. Le régime politique se transforme en république ou en démagogie.


C'est à ce moment que les forces individualistes de tous plans s'exaspèrent, se tendent, et la société éclate par une révolution militaire ou économique. Elle redescendrait jusqu'à la barbarie si la Providence ne lui déléguait alors de nouveaux missionnés, qui conquièrent la confiance populaire, parce que le besoin de croire est immortel dans l'homme. Et un nouveau cycle commence, ou plutôt une nouvelle spire un peu plus élevée sur l'immense hélice conique qui schématise l'évolution.


Quelle conduite sociale doit tenir à notre époque l'honnête homme ? Si le sacerdoce n'est pas dégagé des passions politiques ou économiques, si le gouvernement ne s'efforce pas de réaliser dans ses actes la marche universelle du Verbe, si les concitoyens oublient l'idéal, il n'importe ; nous ne sommes pas des juges, mais des travailleurs. Donnons à nos compatriotes l'exemple de la fraternité ; obéissons aux lois, puisqu'une loi, bonne ou mauvaise, ne meurt que quand elle a terminé sa trajectoire ; compensons, par un culte intérieur pur, par une communion constante et active avec le Verbe, les négligences ou les erreurs des corps ecclésiastiques et savants.


Si, voulant jeter un coup d'œil synthétique sur la marche évolutive des peuples, nous passons en revue les conclusions des philosophes sociologues, nous voyons que ni Bossuet, ni Herder, ni Schlegel, ni Volney, ni de Maistre, ni Hegel, ni Vico n'arrivent à rendre compte de tous ces points d'interrogation, parce qu'ils négligent, soit de parti pris, soit par incapacité, le facteur humain, le facteur fatidique, ou le divin ; par ce qu'ils exagèrent la part de la raison, de l'instinct ou de l'enthousiasme. Dans le monde, la rigueur et la miséricorde comme dit la Kabbale, coexistent. L'abbé de S. Cyran n'a d'yeux que pour la première, Mme Guyon que pour la seconde, et Bossuet se fatigue à courir de l'un à l'autre, fanatique. La Providence n'est ni bonasse, ni tyrannique ; elle n'affirme pas des plans inflexibles dès le début des sociétés ; elle n'attend pas non plus pour les réaliser, les horizons infinis du futur, comme le voudrait Herder ; elle ne nous veut ni brutalement soumis, ni désespérément pessimistes.


Apercevez plutôt dans l'être social une image de Dieu comme l'être humain en est une plus concrète. Il possède un corps physique, un organisme fonctionnel, une intelligence et un principe éternel qui est l'idéal vers lequel Û tend, l'aspect que Dieu a choisi pour se l'attirer. La mère place son petit près d'une chaise, puis elle s'éloigne de quelques pas, s'agenouille et lui tend ses bras de tendresse, et le petit parcourt en titubant la courte distance qui le sépare de cette forme, dont il ne connaît rien, dont il sent seulement l'amour couler vers lui en ondes de chaleur. Ainsi, et bien mieux encore, fait le Ciel pour les hommes et pour les peuples. Ni le Père, ni l'Esprit, ni Brahma, ni Shiva ne s'incarnent ; c'est Vishnou, le Fils, qui assume ce rôle douloureux. Tout notre effort, tout l'effort des gouvernements devrait donc se réduire à faciliter cette incarnation, à tracer dans leur être intérieur, à construire dans leurs milieux respectifs, les images de ce Verbe. Et c'est ce qu'avaient réussi à accomplir, dans les convenances de leurs époques, les législateurs des races antédiluviennes.


Je ne puis entreprendre de retracer ici, à la lumière de l'Évangile, l'histoire des fonctions sociales en Europe ; un tel tableau ne s'esquisse pas sans que des laideurs soient soulignées, et je pourrais blesser ainsi des convictions qui, quoique opposées, n'en sont pas moins respectables. Nous autres, les gouvernés, n'avons pas besoin de savoir énormément de choses.


Puisque le Verbe s'occupe du sort de chaque être en particulier, puisqu'il donne à chacun la compréhension de Lui-même utile à son progrès personnel, le paysan peut être certain de Le rencontrer en menant sa charrue, comme le ministre en dictant ses ordres, le député en élaborant ses rapports, le général en organisant la bataille, l'artiste en retraçant l'image visible de l'invisible Beauté. Rien n'existe d'inutile. Que chacun de nous vive sa vie en la rattachant, non pas à ses intérêts personnels, à la gloire de sa famille, non pas même à la suprématie de sa cité ou de son pays, mais par dessus tout, envers et contre tout, au principe universel de la Volonté divine rendue sensible dans l'Univers par les opérations du Verbe. Ce Verbe, parce qu'il est de Dieu, répondra aussi bien à la prière de la nébuleuse qu'à celle du tâcheron. L'un et l'autre ne s'approchent ou ne s'éloignent de la Présence ineffable que par l'état de leur interne ; la misère ou la splendeur de leurs apparences corporelles ne font rien à la chose ; ce sont les insignes de leurs fonctions. Notre époque assiste à un admirable mouvement de pacifisme ; mais le principe en est d'ordre économique et philanthropique ; rien de divin n'y apparaît ; il ne durera donc pas. On déclame beaucoup contre k guerre, contre la patrie, contre les frontières ; mais quand a-t-on jamais vu l’humanité souffrir d'un mal qu'elle ne se soit pas inoculée elle-même ? Quand les commères au lavoir, les employés dans les bureaux, les femmes du monde dans les salons, les arrivistes dans les services publics arrêteront les milles torrents de leurs médisances, de leurs intrigues, de leurs calomnies, quand les pontifes de la science et de l'art concevront quelque honte de leurs cumuls, quand ils ne se trouvera plus de moralistes laïques exploitant, par un homme de paille, des maisons de tolérance, quand les successeurs de « Celui qui n'avait pas une pierre pour reposer sa tête » voudront bien transformer leurs palais en hôpitaux et cesser la chasse aux héritages, quand les tenanciers de la fortune publique hésiteront à expédier des régiments vers la mort, soyez certains que l'ange rouge de la Guerre sentira son glaive échapper à ses mains défaillantes, et sur les frontières que les ruines des forts indiqueront seuls, son fantôme sanguinolent s'évanouira dans la lumière matutinale.


Mais auparavant, payons nos dettes. Qui de nous pourrait jurer qu'aucune de ses paroles n'a jamais provoqué une ruine ou une mort ? N'est-il pas juste que le ministre dont l'avidité fit des bataillons se détruire, expérimente par lui-même les souffrances du soldat, la morsure de l'acier, la fièvre de l'infirmerie ? Quand la mère ou l'épouse a une fois contemplé dans les larmes le cadavre sanglant de celui qu'elle aimait, sans qu'elle sache comment, la pitié s'élargit dans son cœur, avec l'indulgence, avec la compassion profonde : peut-être, alors, mais alors seulement, se retiendra-t-elle de déchirer la réputation d'une amie ? Nos cœurs sont durs, désespérément le ciseau qui les entame doit être trempé par les dieux ; le feu qui les amollit ne peut être que celui de l'enfer, celui de la souffrance expiatoire.


Le Christ a bien donné Sa paix à ses disciples ; pourquoi ne l'ont-ils pas gardée ? Il y a eu des martyrs, en foule. C'est vrai ; pourquoi, dès la fin des persécutions, l'Église a-t-elle copié les orgueilleux auxquels elle succédait ? Oui, le Christ avait fondé la société parfaite, sans distinction de races, de classes, de sexes ; mais si l'Église s'est fixée à Rome, ancien centre de la Force, pour en faire le centre de la Douceur, remarquez que son premier pontife Pierre, crucifié comme son Maître, le fût la tête en bas : le symbolisme est parfois bien suggestif. La papauté en se ménageant des appuis politiques, dès Commode et Constantin, abjura le « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu ». Niant la possibilité de l'aide directe de son Fondateur communiquant avec elle par le mystérieux canal de l'Esprit, elle fit le premier pas vers l'Adversaire, vers le Pouvoir extérieur, vers la Forces sensible, vers l'individualisme.


L'Église perd peu à peu son autorité ; elle ne peut plus endiguer les tendances particulières, le nationalisme, disons-le, qui se lève parmi les peuples anglo-saxons, ces soldats nés du Lucifer ethnique. Au XlIIème siècle l'évolution néfaste est accomplie : le latin perd sa dignité de langue universelle. Des Églises nationales se constituent ; les ecclésiastiques se font courtisans ; les prélats entrent dans les sphères diplomatiques : en résumé, tous les liens que le Christ avait tissés dans la douleur, entre les hommes et Lui, se relâchent et beaucoup se rompent.


Évidemment, comme le proclame un initié catholique contemporain, la vraie patrie c'est le royaume de Dieu ; et nous y serions si nous accomplissions les volontés du Père ; mais les volontés que nous accomplissons, c'est celles des dieux de l'Or, de la Force, de l'Ambition, de l'Honneur, de la Ruse, de l'Arbitraire, de l'Intérêt : ne faut-il pas que nous expérimentions le creux de ces idoles pour nous en détacher ? Ne faut-il pas que nous leur rendions ce qu'ils nous ont prêté ? C'est seulement après, quand nous aurons surmonté la mollesse et la peur, que nous serons dégagés de l'esclavage des puissances de ce monde. Nous ne savourerons la nausée de la gloire que si nous avons buté sur le champ de bataille, sur des corps sanglants, si les plaintes des blessés nous ont poursuivis, si les brutalités des triomphateurs nous ont opprimés. « Qui se sert de l'épée périra par l'épée » dit la parole éternelle : nos patries sont l'œuvre de l'épée ; il est juste qu'à leur tour, elles vivent en nous faisant mourir ; et nous n'effacerons l'acte cruel d'antan qu'en subissant aujourd'hui un sort équivalent. Nous apprendrons le prix de la douceur en souffrant l'étreinte de la violence, puisque nous ne voulons pas être doux.


Nous venons de voir l'état de guerre produit par l'esprit d'individualisme et de désagréga­tion ; une recherche plus minutieuse dans les sources secrètes de l'histoire vous montrera un autre lieutenant du Prince de ce monde, Mammon, le dieu de l'argent, attiser d'une façon occulte, constante, impitoyable, les convoitises et les fureurs nationalistes. Reconstituez les œuvres des Lombards, des Juifs, des Templiers, des chevaliers teutoniques du XIIIe au XVème siècle ; voyez les rois émettre de fausses monnaies ; la Guerre de Cent Ans, c'est une spéculation sur les laines ; Napoléon 1er ne pensa souvent qu'à faire de l'argent ; nos expéditions coloniales modernes sont exigées par des financiers, comme la guerre russo-japonaise, comme l'imbroglio marocain. L'or et le sang ont entre eux une infernale affinité, et je ne sais pas d'alchimiste qui ait eu cette idée autrement que par manière de symbole.


Deux écrivains semblent seuls avoir découvert un sens inédit du « Rendez à César ce qui appartient à César ». Ce sont Francis André et Grillot de Givry. Cette parole célèbre signifie qu'il faut rendre à chacun ce qui lui est dû. Elle veut faire entendre aussi que le pouvoir politique et civil donnant aux citoyens des avantages matériels, il est juste que ceux-ci lui paient une redevance. Mais si l'on considère la monnaie comme une propriété spéciale du pouvoir civil, la parole du Christ conseillerait de s'abstenir de son usage, de régler les transactions indispensables à la vie par des échanges en nature. Si de la sorte, on supprime le confort et les commodités, si on devient pauvre incurablement, en revanche on échappe à toutes les embûches que Mammon nous tend. La société moderne est fondée sur l'union des capitaux ; tout y est vampirisé par des compagnies de plus en plus riches. La société christique serait fondée sur l'union des cœurs, sur la richesse morale : « Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu possèdes et suis moi. »


Aujourd'hui nous sommes écrasés sous le poids de quinze siècles d'adoration du veau d'Or. Ceux d'entre nous qui aperçoivent enfin la laideur de l'idole ont sans doute compté autrefois parmi ses fidèles les plus fervents. Ils ne peuvent expier leurs erreurs qu'en en épuisant les conséquences ; nier une dette ne l'efface pas. Ainsi nous sommes écartelés entre notre conscience christique, qui voudrait que nous fussions pauvres et pleins d'amour, et les responsabilités humaines qui exigent que nous soyons riches et durs pour élever notre famille, pour défendre notre patrie, pour développer la science. Voilà treize siècles que l'Église est dans une situation fausse, prêchant le mépris des richesses et tendant la main pour entretenir son clergé, bâtir ses temples et ses couvents. Le Pauvre d'Assise ne réussit pas à faire garder le dénuement évangélique à ses Mineurs seulement jusqu'à sa mort. Mais quoi, ne perdons pas courage ; les hommes sont terriblement obstinés, et ils cheminent comme des limaces. N'a-t-il pas fallu onze siècles pour leur faire comprendre que tous les chrétiens sont frères ? Car ce fut en 1167, que le Concile de Latran défendit sans restriction l'esclavage. Et il fallut encore trois siècles pour que Pie II, vers 1460,  s'aperçut le premier que la traite des noirs était une indignité.


Sédir



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