les amitiés spirituelles

Question controversée que celle de l’aspect que revêtit, il y a deux mille ans, le Verbe fait chair pour le salut du monde. Question d’autant plus ardemment controversée que les documents de l’iconographie et ceux de la tradition ne s’accordent pas toujours et que, s’il n’est pas possible de dater ceux-ci, les savants situent trop souvent ceux-là d’après leurs théories et leurs systèmes. Rien que l’historique de la question prendrait plusieurs numéros de ce Bulletin ; aussi nous bornerons nous à l’essentiel.


Dans un article déjà ancien publié par la revue d’archéologie, le Cousin Pons, le savant critique d’art, M. de Mély, étudiant les représentations les plus connues du Christ, déclare que celles où il est figuré barbu sont des portraits de convention et d’âge relativement récent, alors que les images les plus anciennes Le montrent imberbe. C’est le cas notamment de l’ivoire Trivulzio, de Milan, qui date du Ve siècle, où Jésus est représenté parlant aux deux Maries. A part le Christ de la coupe de Constantin, qui se trouve au British Museum, et la statue du groupe de l’Hémorroïsse de Panéas, on ne voit, dit M. de Mély, dans les documents les plus anciens, que des Christs jeunes et sans barbe, par exemple la statue du sarcophage de Psammatia, à Constantinople, le Christ couronné d’épines du sarcophage du Vatican (fin du Ier siècle), la statue du Bon Pasteur (Ier siècle). De même le Christ représenté sur une statuette du IIe, siècle entrée pendant la guerre au Musée national de Rome, que S. Reinach regarde comme un des portraits de Jésus que l’empereur romain Alexandre Sévère (222-235) avait placé dans son oratoire(1). Et S. Reinach estime que les artistes qui avaient conservé la tradition de cette image, étaient les Carpocratiens, disciples du platonicien Carpocrate qui, vers l’an 130, enseignait la philosophie à Alexandrie, où ses adeptes conservaient des images de Jésus en ivoire, en or et en argent, auxquelles ils adressaient des hommages païens comme aux plus grands philosophes de l’humanité(2). Or il y a une étroite parenté entre ce Jésus, celui du sarcophage du Vatican et celui de l’ivoire Trivulzio.


Ce n’est qu’au IVe siècle, selon M. de Mély, qu’on aurait. Commencé à représenter le Christ portant la barbe. Et cette transformation serait dûe à un songe de l’empereur Constantin. En effet, Jean Damascène (mort vers 759) raconte, dans une Lettre sur les saintes Images adressée à l’empereur Théophile que, ayant vu à Panéas (l’ancienne Césarée de Philippe) un groupe (dont nous trouvons la reproduction sur un sarcophage du Latran) qui est en réalité un empereur romain ayant à ses pieds la ville de Panéas, Constantin aurait reconnu là, dans un rêve, la scène de l’Hémorroïsse aux pieds du Sauveur dont parlent les trois évangiles synoptiques. En 330, Eusèbe décrit ce monument dans son Histoire ecclésiastique VII, 18 (3),  puis dans une Lettre à la princesse Constantia. D’après saint Willibald (723), l’Hémorroïsse habitait la ville de Panéas et aurait fait dresser, après sa guérison, devant sa maison, un groupe de bronze la représentant dans une attitude suppliante, à genoux devant le Seigneur debout qui lui tend la main. Or ce bas-relief, sur le sarcophage du Latran, se trouve sur un monument constantinien au centre duquel on voit un Christ imberbe. Dans une scène accessoire on aperçoit un personnage barbu, debout, qui ne saurait être le Seigneur. Et pourtant ce personnage serait le prototype des images du Christ portant la barbe que l’on trouve, parait-il, aux époques plus récentes.


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Telle est, selon M. de Mély, la thèse de l’archéologie.


A notre avis, elle est loin d’être décisive, comme nous le verrons.


M. de Mély cite comme exceptionnelles quelques images certainement anciennes du Christ portant la barbe. Mais il y en a tant d’autres, qu’il faut reconnaître que, contrairement à la thèse du savant critique d’art, les représentations du Christ imberbe sont les plus récentes et proviennent toutes d’une époque où le canon de la beauté grecque ou de la beauté romaine s’était imposé aux artistes. Les plus anciennes images montrent le Christ portant la barbe, notamment l’esquisse qu’aurait dessinée saint Pierre pour le Romain Pudens, conservée à Rome dans l’église Sainte-Praxède ; le portrait de l’église Saint- Sylvestre de Rome ; le vestige de peinture dans la crypte de Sainte-Cécile au cimetière Saint-Calixte à Rome (qui est certainement antérieur au VIe siècle) ; le Christ de la mosaïque absidiale de Sainte-Pudentienne (IVe siècle), empreinte d’orientalisme et d’où procède le type idéalisé et conventionnel qui restera l’origine de la physionomie traditionnelle.


Mais il y a plus encore.


La plupart de nos lecteurs connaissent la médaille que M. Boyer d’Agen trouva à Rome, au marché en plein air du Campo dei Fiori, en mars 1897. Cette médaille doit être ou une de ces tessères qui servaient de signe de reconnaissance aux premiers chrétiens dispersés dans le monde païen — ou, tout au moins, une empreinte prise sur une de ces tessères(4). En tout cas, il est une chose certaine, c’est que, selon la parole même de M. Boyer d’Agen, « cette tête ne ressemble pas aux types différents entre eux que nous ont légués les maîtres et qui n’étaient en somme que l’expression individuelle de leurs propres conceptions. Ici nous devons être certainement en présence d’un document direct et prototype. »(5).


Il existe un grand nombre d’exemplaires identiques de cette médaille. M. Boyer d’Agen en cite quelques uns :


Il s’en trouve onze dans le Trésor du pape Jules Il (1503-1513) ;


Une autre a été découverte en 1812 dans le comté de Cork, en Irlande, dans un champ sur lequel avait été élevé, lors de la première introduction du christianisme en Irlande, un très vieux monastère dont les ruines mêmes avaient disparu depuis longtemps — et ce fait donne à croire que la dite médaille avait été apportée en Irlande à une époque très reculée par quelque religieux de la communauté ;


Une autre a été achetée vers 1812 à Rostock par le frère du Rév. Dr. Walsh, savant numismate qui l’a étudiée et comparée avec celle de Cork et en a fait l’objet d’une communication à l’Académie royale d’Irlande. Le Dr Walsh déclare connaître quatre autres originaux de la même médaille ;


Une autre fait partie de la collection du roi d’Italie.


Un article récemment paru dans la presse cosmopolite déclare que deux autres exemplaires de cette médaille appartiendraient à des collectionneurs italiens et qu’un dernier aurait été découvert à Trieste.


On compterait donc vingt-deux exemplaires originaux — ou, tout au moins, très anciens — de cette médaille dont l’existence est attestée ; mais il est certain qu’il en existe bien d’autres dans les différents pays où fut prêché l’Evangile.


En tous cas cette effigie prototype de Jésus était connue anciennement et faisait autorité, aux yeux du moins de certains grands artistes, car Léonard de Vinci s’en inspira dans le Cène qu’il peignit dans le réfectoire du couvent dominicain Sainte-Marie-des-Grâces à Milan (1498). Le sculpteur milanais G. Antonio Rossi s’en inspira également dans une médaille connue qu’il grava à Rome sous le pontificat de Pie V (1566 -1572) et qui porte, sur l’avers, un profil du Sauveur avec l’inscription : Ego sum lux mundi et, au revers, une adoration des mages. De même le pape Urbain

VIII (1623-1644) la fit graver sur une des portes de bronze du Panthéon de Rome, avec la devise : Ego sum via, veritas et vita. Rubens semble s’en être inspiré pour le Christ de sa Résurrection de Lazare qui se trouve au musée de Turin.


Or quelle est l’image du Christ que présente la médaille du Campo dei Fiori ?


C’est celle-là même que décrit la lettre bien connue envoyée, dit-on, par le gouverneur de Judée Publius Lentulus. au sénat romain : les cheveux partagés à la manière des Nazaréens, chevelure longue ni frisée ni bouclée mais ondulée et descendant graduellement sur les épaules : la barbe épaisse, pas très longue et divisée vers le milieu ; le visage et le buste remarquables par leur beauté et leur noblesse.


*


On a beaucoup discuté depuis 1898 sur l’antiquité de la médaille du Campo dei Fiori et des numismates éminents ont estimé qu’elle remonte au siècle apostolique. Sans être le moins du monde professionnels de ces questions, nous déclarons que les arguments de ces savants nous ont paru plus convaincants que les raisons mises en avant par les partisans d’une origine plus récente.

 

Or le 19 juin 1934 a paru dans l’Avenir du Luxembourg, sous le titre Une Effigie du Christ, une étude très intéressante de M. Herman Boulenger. Il nous est impossible de la résumer ici. Disons seulement que ce critique d’art prouve, par des arguments qui paraissent difficilement réfutables, l’étroite parenté qui existe entre l’image du Campo dei Fiori et celle « non faite de main d’homme » du Saint-Suaire de Turin. Pour ceux qui croient à l’authenticité du Linceul de Turin, la médaille de Boyer d’Agen est datée du coup. Et l’on comprend que M. Boulenger déclare : « L’auteur de la médaille a vu Notre Seigneur et Le connaissait parfaitement, et peut-être L’avait-il sous les yeux quand il Le dessina. »


Il y a correspondance parfaite entre cette Face et ce Profil. Et ceci est particulièrement digne de remarque car, ainsi que le dit M. Boulenger, « le type de Christ que révèlent le Suaire De Turin et la médaille de Boyer d’Agen, avec les particularités singulières qui le caractérisent, n’a jamais été adopté par aucune école ; celles-ci -ayant toujours respecté le canon à peu près normal ».


M. Boulenger signale en outre que le Voile de Véronique, qui se trouve à Saint-Pierre de Rome, présente, dans les meilleures copies qui en ont été faites, les mêmes caractéristiques que manifestent et le Saint-Suaire de Turin et la médaille du Campo dei Fiori (6).


Il n’est pas sans intérêt d’ajouter que cette image du Christ est celle même qu’ont contemplée les mystiques au cours des âges, notamment Catherine Emmerich dans ses Visions : un homme de haute taille (1 m. 80 selon le Suaire de Turin), vigoureux, la poitrine large, la physionomie très expressive, les pieds de quelqu’un qui a beaucoup marché — une image qui n’a rien de commun avec le type conventionnel et douceâtre adopté par la plupart des imagiers.


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(1) L’archéologue italien R. Paribeni est de cet avis (cf. Bolletino d’Arte 1914, p. 584)

(2) Renan : Marc Aurèle, p. 431

(3) Dans ce même chapitre, Eusèbe déclare que, de son temps, il circulait des portraits du Christ, faits

en peinture « d’après une ancienne tradition ».

(4) Voir Sédir : Le Couronnement de OEuvre, p. 52.

(5) Boyer d’Agen : Notice sur la Médaille du Campo dei Fiori. À Paris, chez Falize frères, orfèvres, 54, rue

Saint-Lazare, page 5.

(6) Ajoutons que l’image d’Edesse qui est en l’église de San Bartholomeo, à 52 Gènes, et qui serait le portrait que Jésus aurait envoyé de son propre visage au roi Abgar, représente un Christ portant la barbe, de même la Sacre Tavola, cette image du Christ attribuée à saint Luc et qui est conservée à Saint-Jean de Latran, à Rome.


Les portraits du Christ par Max Camis

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